L’errance d’une famille Rom

Après huit ans d’une vie relativement stabilisée à Tours, une famille Rom est contrainte de reprendre son errance. La faute à qui, à quoi?

Histoire vraie de la famille C., Roms du Kosovo

Ils sont arrivés à Tours en 2006, bien sûr en parcourant une partie de l’Europe, combien de pays ? au moins cinq, et comment ? Mais ça, ils ne le disent pas. Il ne faut pas que ça se sache, en tout cas, le récit du voyage et les péripéties ne doivent pas être racontées. Ils ont eu la chance de réussir la traversée, c’est le passé…  devant eux maintenant, il y a l’espoir d’une vie meilleure, il y a l’avenir.

En même temps qu’eux, ou à peu près, de vagues « cousins », les ont accompagnés, ou bien se sont-ils retrouvés à Tours car ils se sont reconnu des points communs, une culture qui les unit, une langue où ils échangent dans cette terre étrangère dont ils ignorent  tout des règles et des modes.

Dans ces temps-là, un terrain vague avait été mis à la disposition de cette petite communauté par la commune, loin très loin de Tours, endroit isolé éloigné de tout, des commerçants, des écoles pour les enfants, loin des transports, mais un lieu aménagé, équipé bien sûr : des « cubes » de chantiers, des toilettes communes…  Ces familles devaient être mises à l’abri, à l’abri aussi des regards des tourangeaux, protégées, pour ne pas  être dérangées, pour qu’elles-mêmes ne dérangent un voisinage trop proche.

Cette famille-là, la mère H. le père A. et leur fils E. âgé de 11 ans, par hasard, n’ont pas fait partie du plan d’hébergement de la mairie. C’est à ce moment-là que je les ai rencontrés. Les laisser à la rue dans la ville, quelques militants s’y sont opposés avec fermeté, des démarches ont été faites, en lien avec des associations de soutien, il a fallu parlementer, écrire, menacer pour obtenir quelques mois d’hébergement dans un hôtel cher et insalubre, inscrire E. à l’école.  C’est la même année que le Réseau Éducation Sans Frontières (RESF) a décidé de faire des parrainages républicains pour les enfants de familles sans papiers, E. en a fait partie, j’ai été la marraine de l’enfant avec Valérie.

Ils sont Roms de l’ex-Yougoslavie, ont subi le démantèlement de leur pays, et font partie des minorités toujours marginalisées. Le village dont ils sont originaires se trouve maintenant au Kosovo, pays qui malgré l’indépendance proclamée en 2008 n’est pas sorti des tensions ethniques, et pour lequel le HCR (Haut Commissariat pour les Réfugiés de l’ONU) continue de dénoncer des traitements discriminatoires.

Une identité, comme vous et moi, avec des certificats, des actes, des documents tamponnés, la petite famille n’en a pas. Comme chez nous dans les temps reculés, les mamans des générations successives ont accouché à la maison, ou peut-être dans une baraque, avec l’aide de la voisine, de la grand-mère. Les naissances sont restées des manifestations intimes, reconnues par la tradition orale, et non par une administration, mais pourtant bien inscrites dans leur mémoire, fils de… fille de… De la mémoire, il en faut lorsqu’on ne sait ni lire ni écrire et qu’on vit maintenant en France, dans un pays où l’écrit est une base de la société.

Les temps ont passé… huit ans déjà en France, un hébergement social dans une structure communautaire a éloigné la famille de la rue.

Pendant cette période, comment se met en œuvre leur insertion sociale ? Ont-ils les moyens de s’adapter à notre culture française, eux qui n’ont aucun droit dans notre société, eux dont les liens principaux sont centrés autour de la survie et des structures d’assistance, Resto du cœur, Secours populaire, Croix rouge, réseau de soutien. Est-ce possible pour ces familles étrangères, et pour les Roms en particulier, dont les schémas mentaux sont si éloignés de nos normes de société, d’avoir un comportement « responsable et citoyen », d’avoir une attitude volontaire et engagée ? Non, notre société ne les aide pas, puisque leur lot quotidien est l’incertitude, la peur, la clandestinité, et qu’ils ne peuvent en retour exercer leurs talents et compétences, s’investir tout simplement.

Pacifiques, H. et A. le sont, je n’ai aucune crainte de les fréquenter, de leur rendre visite dans leur deux pièces, constitué de la chambre d’E. et de celle des parents. L’accueil est toujours généreux, un café au minimum, ou la « pita » plat traditionnel que H. sait très bien préparer. Les invités sont souvent gratifiés d’un cadeau insolite ouutilitaire, qu’elle a récupéré à droite ou à gauche, une plante verte, un pantalon de pyjama, des chaussons… Bien sûr l’appartement s’est dégradé, l’état des peintures, des sanitaires… Sans moyens d’entretien après ces années, le logement est devenu vétuste. Les voisins de couloir, eux aussi dans une situation de détresse, de précarité, parfois quémandeurs ou agressifs, n’ont pas contribué  à l’harmonie des relations, n’ont pas permis qu’ils aient une vie épanouie et calme.

A la porte de mon domicile aussi, ils tirent fréquemment la sonnette, c’est assise sur le tapis à la manière orientale, qu’H. parle de leurs problèmes, elle a beaucoup progressé en français, assez pour s’exprimer et échanger. C’est elle la dynamique du couple, c’est elle la responsable, c’est sur elle que repose la famille, avec pourtant une silhouette amaigrie, des joues creuses, une bouche édentée. Mais à part l’amitié, une manifestation de ma solidarité, un peu d’argent de temps en temps, que leur apporter, pour résoudre la situation de cette vie mise entre parenthèses ?

E., enfant unique, enfant chéri, enfant roi, mais aussi enfant marqué par son passé, perturbé par l’instabilité et l’insécurité qui étaient son lot quotidien, n’a pas tiré de l’école le profit qui aurait été souhaitable pour son équilibre. Scolarisé pour la première fois à 11 ans, il est sorti du collège à 16 ans, sans une acquisition raisonnable de la lecture et de l’écriture en français. L’équipe pédagogique, l’encadrement éducatif et psychologique dont il a bénéficié n’ont pu canaliser, encadrer alors son énergie. Par la suite, bien qu’il ait été aidé par des professionnels de l’insertion, son statut de « sans papier », il n’a pas pu accéder à une formation en apprentissage. Le handicap de son enfance était trop lourd, l’école n’a pas été pour lui un tremplin pour l’avenir et sa vie d’adulte.

Hier… Lettre de la structure sociale  qui les a hébergés ; le sens de ce courrier est résumé ainsi : « Monsieur et Madame C. avec votre fils, vous devez quitter votre hébergement actuel… car vous n’avez pas fait preuve de bonne volonté » et, ce qui n’est pas mentionné, mais sous-entendu : « Vous serez donc à la rue, comme de nombreuses personnes, dans votre situation, puisque vous êtes sans ressources et sans papiers »

En effet, il n’y a pour eux aucune possibilité d’obtenir une régularisation malgré les années de présence en France. Les critères d’attribution ne s’appliquent pas à leur cas. Les autorités préfectorales (donc l’État) reconnaissent qu’ils ne sont pas expulsables, mais en même temps, ces mêmes autorités leur refusent un titre de séjour. Paradoxe, invraisemblance !

Aujourd’hui, Ils sont partis, ils ont quitté Tours, la France ? Démunis… sans argent … Ils ont rompu les amarres, brisé les liens fragiles : Fuite en avant … Une perspective d’avenir ?  Non, une nouvelle errance !

Quel gâchis humain !

Nicole Terras

20 septembre 2014