«La Chapelle», collectif très solo

Les militants qui ont installé les 200 réfugiés dans un lycée parisien désaffecté braquent associations et pouvoirs publics par leurs méthodes. Eux se targuent d’obtenir des résultats.
Un article de JÉRÉMIE LAMOTHE ET SOFIA FISCHER (Libération).

Ils ont fui la torture au Soudan, la dictature en Erythrée ou la guerre civile en Libye. Ils ont parcouru des milliers de kilomètres pour arriver en France, souvent au péril de leur vie. Paris, fin du calvaire ? Pas tout à fait. Brinquebalés entre squats de fortune et logements fournis par la mairie, les migrants se retrouvent au centre d’une autre bataille. Celle qui sévit entre associations, collectifs de soutien et pouvoir publics, opposés, parfois violemment, sur les stratégies à adopter. Au centre de cette lutte très politique : un tout nouvel acteur, «La Chapelle en lutte», collectif de soutien né de l’évacuation du camp du métro La Chapelle début juin.
Mouvement hétéroclite mêlant riverains et militants d’extrême gauche, le groupe multiplie les occupations, tout en dénonçant la mauvaise gestion des exilés par les associations et les pouvoirs publics. Sa dernière prise de guerre, dont il a fait son camp de base : un lycée désaffecté du XIXearrondissement, où sont aujourd’hui hébergés près de 200 migrants. L’objectif : créer une seule et unique «maison des réfugiés» dans Paris, autogérée par les intéressés et porteuse d’«une seule voix» pour faire avancer leurs «revendications».
Rue Jean-Quarré, dans l’ancien lycée hôtelier à l’abandon depuis quatre ans, aucun chef, aucun représentant officiel. La vie, néanmoins, commence à s’organiser. Cours de français, théâtre, permanences juridiques : les initiatives se multiplient en direction des migrants. Un règlement intérieur et une charte à destination des médias sont également en cours de rédaction. Les membres refusent cependant de se constituer en association, comme le réclame la mairie. Gabriel, jeune youtubeur militant, casquette vissée sur la tête, passe d’interviews en match de basket avec des Soudanais. «Se constituer en asso ? Pourquoi ? Pour gérer la misère, devenir salarié et finir par traiter les gens comme des numéros ?»Derrière ce refus, une volonté aussi d’«emmerder le gouvernement et d’être insaisissables face aux pouvoirs publics», lance Hervé Ouzzane, un des doyens du mouvement. Abrité à l’ombre d’un arbre dans la cour du lycée, il défile depuis quelques jours devant les caméras du monde entier.

COUP-DE-POING

Emmerder le gouvernement et les autres acteurs ? La mission semble réussie. «Il y a une volonté chez certains d’entre eux de présenter l’Etat comme illégitime et de créer des abcès de fixation. Ils sont dans la manipulation : toutes leurs actions visent à démontrer qu’il y a une inaction des pouvoirs publics», glisse, agacée, une source gouvernementale. «Nous préférons traiter avec des associations qui existent, qui ont un statut juridique, des représentants et une expérience sur le terrain de longue date», explique plus poliment la mairie de Paris. Le directeur de France Terre d’asile, Pierre Henry, dont l’association est un des principaux acteurs auprès des migrants, dénonce «un mirage politique», considérant qu’«un lieu global et commun n’est pas viable sur la distance : il faut s’occuper individuellement des migrants, et non globalement». Le collectif balaye cet argument : «Une évacuation réussie est une évacuation où tout le monde a pu être relogé. On ne peut pas mettre un toit sur la moitié des têtes et laisser l’autre dans la rue», assène un de ses membres, qui refuse la stratégie du cas par cas, jugée«intolérable et inefficace».
Le collectif privilégie également les opérations coup-de-poing. C’est même sa marque de fabrique. Comme la tentative d’occupation, début juin, de la caserne de Château-Landon après l’évacuation du camp du Bois Dormoy. Un épisode violent qui a fissuré la scène associative en deux. Avec, d’un côté, les membres du collectif qui, soutenus par des militants du NPA, se sont enfermés dans la caserne pour refuser les propositions d’hébergement et, de l’autre, les acteurs traditionnels, dont des élus communistes qui avaient accepté les 50 places de relogement et qui fustigent à présent le modèle «jusqu’au-boutiste» prôné par des «anars».

INSULTES

La tension fut telle, ce soir-là, que des élus se sont plaints d’avoir été séquestrés par des militants. «Certains privilégient les convictions politiques au sort des migrants. Ils considèrent que dès lors qu’on travaille à trouver des solutions avec la préfecture, la mairie ou le ministère, on est forcément collabos», lâche, consterné, Pierre Henry. A ce stade, la cohabitation est devenue impossible sur le terrain. Dernier épisode en date : lundi soir, une association de distribution alimentaire, la Chorba pour tous, a claqué la porte du lycée après avoir apporté 300 repas. Ses bénévoles ont refusé d’enlever leurs gilets et de laisser les migrants s’occuper de la distribution. Le ton est monté, les injures ont fusé. Un membre du collectif affirme même avoir été victime d’insultes homophobes.
En toile de fond, deux conceptions différentes de l’humanitaire. «On ne veut pas d’une démarche colonialiste, avec un rapport dominant-dominé. Les migrants sont ici chez eux. Pas question que des bénévoles en gilet viennent leur servir la popote comme à des œuvres de charité. Ce sont des sujets, pas des objets», explique Lyes, membre très actif du collectif.«Impossible de changer nos règles, rétorque Hachemi Bourahem, président fondateur de la Chorba pour tous. Ce n’est pas moi qu’ils punissent, ce sont les migrants. « La Chapelle » tire la couverture à eux, ils profitent des migrants pour faire connaître leurs revendications politiques. Je ne reconnais plus les valeurs de l’humanitaire chez ces gens.» L’association ne viendra plus distribuer de repas au lycée.

«ERREURS DE JEUNESSE»

Même au sein des partis de gauche, l’heure est aux séparations. Le NPA est toujours présent, mais le Front de gauche et les Verts ont quitté le mouvement, en désaccord stratégique depuis début juin. «Si on a une situation avec 300 migrants sur le carreau et qu’on n’a que 200 places, il faut qu’on les prenne tout de suite», soutient Hugo Touzet, élu municipal du Parti communiste. «Il y a une volonté chez quelques membres du collectif la Chapelle de trouver une lutte emblématique. Ils veulent une ZAD [zone à défendre, ndlr] dans Paris. Certains cherchent à tendre la situation plutôt que d’obtenir un atterrissage concret avec des solutions»,renchérit Gérald Briant, adjoint PC de la mairie du XVIIIearrondissement. Même au sein du collectif la Chapelle, des membres reconnaissent «des erreurs de jeunesse». «On est un collectif très récent, on a fait des bêtises comme tout le monde, on apprend sur le terrain, mais on fait bouger les choses», explique Hervé Ouzzane. Cette lutte sans concession a ainsi permis d’obtenir des résultats et d’attirer l’attention sur l’aspect inadapté des premiers logements proposés par la mairie : trop éloignés de Paris, trop précaires et insalubres.
Deux mois après sa naissance, le collectif commence aussi à s’interroger sur la suite à donner au mouvement. Quid des finances ? Et du statut juridique ? «Nous sommes organisés en comité de lutte pour l’instant,reconnaît Alain Pojolat, membre du NPA et du collectif. Il faudrait peut-être mieux se structurer, c’est une discussion qu’on doit avoir rapidement.» Conscients que l’identité anarchiste revendiquée par certains peut porter préjudice au lieu, ils sont également plusieurs à essayer de jouer la carte de l’apaisement. «Oui, on a deux ou trois tocards parmi nous, mais on ne peut pas les exclure», avoue un jeune du collectif. Faute de pouvoir écarter les quelques membres trop vindicatifs, ils se contentent de passer des coups de peinture sur les slogans un peu trop anars qu’ils inscrivent sur les murs du lycée.
Au centre de ce champ de bataille entre associations et collectif, qui s’accusent mutuellement d’instrumentaliser des migrants fatigués par des mois, voire des années d’errance, les réfugiés essayent d’esquiver les coups. Bien loin des considérations politiques, beaucoup ont atterri au lycée Jean-Quarré pour se mettre à l’abri. «Moi, je suis là pour le toit», assure un migrant soudanais, assis sous le préau de l’établissement. Et comme la plupart des habitants du squat qui, pour beaucoup, ne sont que de passage, il n’a aucune idée de la dimension politique du lieu.
7 août 2015
Source Libération