Comment transformer une remise de Légion d’honneur en cérémonie pour les sans-papiers

Un article de Maryline Baumard, Le Monde | 14.04.2015 à 18h44 • Mis à jour le 15.04.2015 à 17h19 |

Pour transformer une remise de Légion d’honneur en cérémonie pour les sans-papiers, il faut d’abord choisir cinq lycéens à qui le préfet a fait remettre une OQTF – obligation de quitter le territoire français. Il faut y ajouter autant de lycéens brillamment diplômés, qui quelques années auparavant étaient eux-mêmes sans titre de séjour et menacés d’expulsion. Pour que la recette soit réussie, il faut encore placer le récipiendaire de la décoration entre ces deux groupes, et lancer les discours !

Cette recette-là, Henriette Zoughebi, créatrice du Salon du livre de jeunesse de Montreuil en 1984, et aujourd’hui vice-présidente du conseil régional d’Ile-de-France, l’avait bien mitonnée pour son passage au grade de chevalière de la Légion d’honneur, mardi 14 avril 2015. « Une décoration n’est que ce qu’on en fait », expliquait cette éternelle communiste, à quelques heures d’une cérémonie qu’elle aurait pu jalousement conserver pour elle. Son combat pour l’égalité sociale, la mixité dans les quartiers et les établissements scolaires, pour la lecture en Seine-Saint-Denis, lui valait bien une petite décoration.

« Ces jeunes ont toute mon admiration »

Eh non ! Celle qui ne croit plus au grand soir depuis quelque temps déjà a décidé d’offrir ce précieux moment à la jeunesse en difficulté. « Je suis fière d’être décorée parce que je suis profondément républicaine. Mes parents sont venus d’Europe centrale. Pour nous, la France est une terre d’accueil, la patrie des droits de l’homme. Aussi me semble-t-il normal de dédier cette décoration à ces jeunes qui ont le courage de venir au lycée alors qu’ils ont dormi dehors et n’ont parfois rien dans le ventre », analyse-t-elle. « Ces jeunes ont toute mon admiration. Je me reconnais en eux, même si je n’ai pas vécu les longs périples, parfois tragiques, qui les ont conduits ici. Ma mère a connu ce déracinement qui l’a amenée en France depuis sa Pologne natale. Et leurs histoires me renvoient à la sienne. Aussi, je profite de ce moment solennel pour demander au président de la République, qui m’honore de cette distinction, qu’il entende mon appel en faveur de cette jeunesse courageuse. Car la France doit croire dans le courage et le récompenser », ajoute celle qui, outre ses convictions politiques, a le sens de la mise en scène et n’oublie pas ses amis de RESF (Réseau d’éducation sans frontières) qui aident au quotidien les lycéens sans logement.

Henriette Zoughebi aimerait que sa belle histoire d’amour avec la France soit celle de ces jeunes demain. A ses côtés, la provocatrice sexagénaire a même invité Armando Curri, le jeune Albanais distingué meilleur apprenti de France et honoré d’un titre de séjour signé à la va-vite pour lui permettre de franchir le seuil du Sénat.

Enfouie sous un demi-siècle de militantisme, la décoration républicaine a réveillé en elle la gamine née dans le Marais, qui ne parlait que yiddish à la maison, se souvient qu’elle a appris le français à l’école en cours préparatoire. Celle qui est devenue bibliothécaire bien avant de briguer un mandat politique se rappelle aussi qu’elle est devenue française par les livres, le cinéma, le théâtre et évidemment l’école. « C’est la culture qui m’a faite et nous devons la même chose à ces jeunes qui arrivent aujourd’hui de loin », rappelle-t-elle, prouvant par sa prestation que cette décoration qui « ne se demande pas, ne se refuse pas, ne se porte pas » comme disait George Clemenceau, a encore un sens.

Source : Le Monde