« Allô ? Je suis bien au centre de rétention ? »

L’entrée des journalistes dans les centres de rétention administrative est prohibée. Alors que des associations présentent aujourd’hui un rapport accablant sur ces lieux de privation de liberté pour étrangers, des retenus témoignent de leur réalité… au téléphone.

Vendredi matin, Lotfi est dans le couloir d’une des casernes Auvare, à Nice. C’est son huitième jour en centre de rétention administrative (CRA). Il passe à proximité d’une des trois cabines téléphoniques mises à la disposition des retenus. Elle sonne. Il décroche. Et ne se fait pas prier pour raconter au journaliste au bout du fil son quotidien. L’homme est âgé de cinquante-deux ans. Il a quitté la Tunisie il y a trente-quatre ans. Depuis, il vit et travaille et France. « Ils m’ont arrêté lors d’un contrôle routier, commence-t-il, la gorge serrée. Mon permis de conduire et mon assurance étaient en règle. Mais mon titre de séjour était périmé. J’ai déjà eu deux cartes de dix ans. J’étais en train de préparer le dossier pour le renouvellement. Je suis allé devant le juge. J’ai apporté tous les justificatifs qui prouvent que je suis résident régulier depuis 1981. Le tribunal a dit qu’il était trop tard et j’ai pris vingt jours de rétention. » En France, pour l’instant, les journalistes sont priés de ne pas franchir la porte d’entrée des centres de rétention. Leur accès est ultra-réglementé. Dans chaque CRA, une seule association d’aide aux étrangers a le droit d’intervenir. Elles sont cinq sur l’ensemble du territoire national à détenir l’accréditation. À l’intérieur, des cabines téléphoniques en libre accès sont un des seuls liens qu’ils gardent avec l’extérieur. Quelques minutes plus tôt, on tente notre chance au CRA de Vincennes. Bloc A, un autre homme enfermé répond, lui aussi, au téléphone. Il a cinquante et un ans et préfère conserver l’anonymat. « Je suis en France depuis vingt-deux ans, annonce ce peintre en bâtiment tout à fait disposé à converser sur les conditions de son enfermement. C’est mon vingt-quatrième jour de rétention. Ils m’ont arrêté alors que je sortais d’un centre commercial, boulevard Barbès. Ils m’ont ramené ici… avec les courses. »

Devant le juge, « tu dis “bonjour” et tu prends vingt jours de rétention… »

Notre inconnu au bout du fil devait repasser devant le juge samedi dernier. Un magistrat redouté. « Ici, on l’appelle “le juge bonjour-vingt jours”. Tu dis “bonjour” et tu prends vingt jours de rétention… Le consulat de Tunisie n’a pas encore dit s’il était favorable à mon retour. Je vais prendre les vingt jours, puis je serai renvoyé ou je sortirai. J’ai déjà été placé en rétention. C’était en 2006. À l’époque on ne pouvait pas nous enfermer plus de onze jours. Aujourd’hui, le maximum c’est quarante-cinq. C’est long. » L’homme connaît la loi et les réalités vécues par la majorité des migrants. « Le mois dernier, ils ont embarqué beaucoup de monde, explique-t-il. C’est depuis qu’ils ont lancé la rafle contre les immigrés à l’échelle de l’Europe. » L’homme fait référence à l’opération « Mos Maïorum », lancée au début du mois d’octobre par la présidence italienne de l’Union européenne. Elle visait à augmenter le nombre d’arrestations d’étrangers en situation irrégulière, sur l’ensemble du territoire européen, pour collecter des données sur les réseaux de passeurs. L’opération était menée par des polices nationales en collaboration avec Europol et Frontex. « Ils veulent que je donne toute une série de papiers, confie-t-il. Un numéro de compte bancaire, une quittance de loyer et des factures EDF à mon nom. Mais comment voulez-vous qu’un propriétaire me loue un appartement alors que je n’ai pas de titre de séjour ? Pour le travail, c’est pareil. J’enchaîne les boulots au noir. » À Nice, Lotfi témoigne des conditions difficiles de rétention. Il a du mal à cacher son émotion. « Je suis mal traité, ici, lâche-t-il dans un sanglot. On mange mal. On dort parfois à dix par chambre. Le matin, les dortoirs sont fermés. On fait des allers-retours dans les couloirs. Le soir, on mange à 18 h 30 puis on se retrouve dans une petite pièce où il y a la télé. Il fait froid et on a droit qu’à une seule couverture. On est nombreux. Il y a plus d’entrants que de sortants. » La voix de Lotfi est celle d’un homme fatigué. Il va plus loin dans sa description des mauvais traitements dont il fait l’objet. « Je suis diabétique, insiste-t-il. Lors de mon arrestation, ils m’ont interrogé de 11 h 30 à 17 heures. J’ai demandé à voir un médecin. Ils ont refusé. J’ai insisté auprès de l’interprète. J’étais tellement mal que je suis tombé de ma chaise. Je n’ai vu le docteur qu’après mon arrivée au CRA. » Les obstacles dans l’accès aux soins ou à une aide juridique ont été maintes fois dénoncés par les associations d’aide aux étrangers. Malgré plusieurs condamnations de la Cour européenne des droits de l’homme, la France continue d’enfermer des demandeurs d’asile et plusieurs centaines de mineurs, notamment dans « les locaux de rétention ». Des lieux qui ont la même fonction que les CRA, souvent mis en place, provisoirement ou non, dans des cellules de commissariats destinées aux gardes à vue ou dans des aéroports. Les associations qui officient à l’intérieur de tous ces lieux d’enfermement présentent aujourd’hui un rapport accablant à leur propos. Dans quelques semaines débuteront, à l’Assemblée nationale, les débats sur la réforme du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Le recours systématique à la rétention administrative et ses conditions de mise en œuvre sont à remettre en cause. Les parlementaires sauront-ils prendre en compte les réflexions des associations et les témoignages des personnes enfermées ? Un coup de fil suffit pour s’en rendre compte.

Émilien Urbach

18 Novembre, 2014

L’Humanité

Laisser un commentaire