Le droit au séjour des étrangers en France est régi pas le CESEDA, Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, un patchwork régulièrement modifié par le Parlement. Depuis 1984 et la définition d’un titre de résident, valable dix ans, qui permet aux migrants de vivre normalement parmi les autochtones, les révisions successives ont toutes été dans le sens de la restriction du droit au séjour, étendant en même temps le pouvoir discrétionnaire des préfets dans l’attribution et le renouvellement des titres de séjour.
L’application de la loi est, de plus, modulée par des instructions et des circulaires ministérielles qui précisent les choix politiques du moment. Le migrant désireux de vivre en France légalement se voit ainsi proposer au mieux une carte attachée à un aspect particulier de sa vie – étudiant, ‘salarié’, ‘malade’, ‘conjoint de Français’, etc, dont le renouvellement annuel sera accordé, par le préfet de son lieu d’habitation, seulement si ses conditions de vie répondent toujours aux critères de la délivrance initiale du titre de séjour. Seule le titre ‘vie privée et familiale’ offre une certaine liberté d’orientation, tout en restant de durée annuelle..
La carte ‘salarié’ occupe une place particulière dans les textes officiels. En effet, elle est le moyen par lequel le pouvoir espère piloter l’immigration plutôt que de la gérer. Or la migration est un phénomène humain universel qui ignore les barrières formelles. Un phénomène humain en changement incessant, qui demanderait une plasticité de la loi. Le CESEDA est bloqué sur un modèle utilitariste ; l’étranger n’est le bienvenu que tant que le pays a besoin de sa force de travail. Tout naturellement, c’est l’employeur qui va être à l’initiative, c’est lui qui doit demander une autorisation de travail pour son futur salarié, lequel n’obtiendra un titre de séjour qu’en cas de délivrance de cette autorisation. Cette demande, tout comme l’engagement du futur employeur de payer une taxe d’environ 900 euros, se fait au moyen des formulaires ‘cerfa’ n° 13653*03 et 13662*05. Ce processus répond à la situation de l’époque de la reconstruction de la France après les désastres de la seconde guerre mondiale, où les industriels importaient assez massivement de la main d’œuvre étrangère. Pour l’anecdote, la taxe « due pour l’emploi d’un salarié étranger en France », payée à l’OFII (Office français d’immigration et d’intégration) était justifiée à l’origine par les démarches administratives nécessaires à l’introduction en France de travailleurs étrangers. Aujourd’hui, ce sont des personnes déjà là, mais sans titre de séjour, dont l’emploi entraîne le paiement de cette taxe ! Du côté du travailleur, sans patron pour remplir ces ‘cerfas’, aucun espoir de régularisation. C’est la base.
Mais, si le pouvoir attribue un rôle clé aux employeurs dans la régularisation des travailleurs déjà présents, sa hantise de ce qu’il considérerait comme des régularisation massives le pousse à compliquer le jeu en prévoyant dans la loi des critères supplémentaires, sur le métier ou la durée du séjour par exemple. On a donc, d’un côté des gens qui viennent chercher ici un travail qu’ils ne trouvent plus au pays pour continuer à subvenir aux besoins de leur famille ou de leur village là-bas, ou des gens qui souhaitent établir leur famille en France faute de pouvoir assurer un avenir convenable à leurs enfants dans leur pays d’origine et, en face, une administration qui exerce un filtrage économico-politique opaque. Il arrive que la pression collective des travailleurs bouscule la mauvaise volonté de l’administration.
Il arrive aussi qu’une modification maladroite de la loi obtienne l’effet inverse de celui qui était recherché. C’est ce qui s’est passé avec l’article 40 de la loi Hortefeux du 20 novembre 2007. L’intention du ministre de l’Immigration de l’époque a été clairement énoncée lors de discussions à l’Assemblée Nationale le 18 septembre et le 23 octobre 2007 : « Il n’est pas question de se livrer à un pillage des cerveaux, mais notre pays doit s’ouvrir à l’immigration professionnelle (…). Une ouverture maîtrisée de notre marché du travail peut être source de croissance et de prospérité, puisque certains secteurs souffrent d’une pénurie de main-d’œuvre. (…) C’est pourquoi j’ai engagé en juillet une concertation avec les partenaires sociaux pour nous permettre d’accueillir des travailleurs étrangers munis de cartes de séjour ‘salarié’ dans les secteurs professionnels et les zones géographiques touchées par une pénurie de main-d’œuvre ».
Mais attention ! « Il ne s’agit nullement de régulariser tous les travailleurs clandestins, mais d’admettre au séjour quelques étrangers dont la compétence professionnelle est particulièrement recherchée ». seulement, voilà : depuis quelques mois des travailleurs sans papiers et sans droits ont commencé à se montrer comme tels ; ils se sont rapprochés des syndicats, et ils ont obtenu ponctuellement des régularisations par des grèves avec occupation du lieu de travail : dans une blanchisserie industrielle de l’Essonne en octobre 2006, dans les restaurants Buffalo Grill de région parisienne en juin 2007. Bien que la loi de novembre 2007 et ses deux circulaires d’application de décembre 2007 et janvier 2008 excluent toute régularisation en dehors d’une liste de métiers très spécialisés, malgré les mises en garde des juristes qui y voient un piège pour eux, les travailleurs du bâtiment, de la restauration, du nettoyage veulent accéder aux droits normaux des travailleurs.
Le syndicat CGT et l’association Droits devant !! estiment alors le moment venu d’exploiter la confusion créée la loi Hortefeux, en s’appuyant sur l’énergie des travailleurs sans papiers. Un test grandeur nature de régularisation par le travail est effectué au restaurant La Grande Armée, dans les beaux quartiers de Paris, le 13 mars 2008. Puis ce sera la première grève concertée, lancée le 15 avril 2008, avec 600 grévistes occupant jusqu’à seize entreprises situées dans cinq départements franciliens. Les préfectures lâchent quelques régularisations, comptant bien laisser passer l’orage. La dynamique de la grève est en marche, non sans conflits entre, notamment, les Collectif des sans papiers CSP75 et la CGT de Paris (occupation par le CSP75 de la Bourse du travail pendant 14 mois en 2008-2009), alors que les préfectures referment les portes qu’ils avaient fugitivement entr’ouvertes. Aux côtés des travailleurs sans papiers, le soutien s’élargit et s’organise. L’Acte 2 du mouvement est lancé le 12 octobre 2009, soutenu par onze organisations : cinq syndicats (CGT, CFDT, UNSA, Solidaires, FSU) et six associations (Autremonde, Cimade, Droits devant !!, Femmes Égalité, LDH, RESF). Il mobilisera 2000 grévistes dès le début (ils seront jusqu’à 6700), occupant des dizaines d’entreprises, surtout en région parisienne mais aussi ailleurs dans le pays. Les piquets de grève sont tenus par des grévistes formés par les syndicats, et accompagnés par des comités de soutien constitués par les membres des onze organisations. Il s’agit à la fois d’aider à maintenir le moral et la conscience militante des grévistes et d’assurer leur vie matérielle par des aides diverses.
Le mouvement tiendra bon jusqu’en juin 2011, tandis que le pouvoir temporise ; il finira par lâcher un léger assouplissement que les organisateurs estimeront suffisant pour mettre fin au mouvement. Mais la situation n’est pas fondamentalement améliorée : rien n’a changé dans la loi. À la suite du changement de majorité politique de 2012, les étrangers et leurs soutiens tentent une nouvelle fois d’obtenir la reconnaissance de leurs droits. Las, la circulaire Valls du 28 novembre 2012 définit des critères de régularisation par le travail qui suffisamment alambiqués pour garantir des régularisations au compte-goutte ; de fait, elle sanctuarise le travail au noir, permettant aux entreprises les moins regardantes de continuer à prospérer.
Martine Vernier
Références
Pierre Baron, Anne Bory, Sébastien Chauvin, Nicolas Jounin, Lucie Tourette, On bosse ici, on reste ici !. La Découverte, 2011.
Martine et Jean-Claude Vernier, Élisabeth Zucker-Rouvillois, Être étranger en terre d’accueil. L’Harmattan 2014.
Collectif Français-es / Étranger-e-s Pour l’égalité des droits. Une seule vie, un seul titre de séjour. L’Harmattan 2014.
Extrait de Les papiers, le combat de la dignité