Roms de Bobigny, chronique d’un désastre annoncé

Témoignage d’un, médiateur scolaire à l’ASET 93, une association d’aide à la scolarisation des enfants tsiganes, à propos de l’évacuation du camp de La Folie, à Bobigny. Il raconte l’errance forcée des Roms et l’instrumentalisation dont il a fait l’objet. « Dans le contexte d’une politique si clairement destructrice poursuivie par les pouvoirs publics, à quoi sert au bout du compte mon travail ? »

Le bidonville du 55 rue de Paris à Bobigny, au lieu-dit la Folie, existait depuis 2011. La municipalité avait alors permis à 35 familles expulsées d’un bidonville proche de s’y installer, leur avait installé un point d’eau, deux toilettes chimiques. Elle n’avait jamais voulu domicilier ces familles, reconnaître vraiment leur existence, les accompagner.

 

Oui, ce bidonville s’est dégradé au fil du temps. Les évacuations successives ont poussé trop de familles à y trouver un abri de plus en plus précaire. Le problème des ordures n’a jamais trouvé une solution vraiment satisfaisante. Les abords sont devenus une tache à l’entrée de la ville.

 

Oui, la surpopulation, l’absence de perspectives, l’extrême misère, ont été sources de tensions croissantes, de renonciations et parfois de prévarications.

 

Oui, quelques individus y ont imposé leur loi, et ont eu l’audace de refuser l’accès au GIP-HIS chargé par la Préfecture de Région d’y effectuer un diagnostic social (diagnostic dont le sens et l’intérêt n’ont été expliqués à personne sur le terrain).

 

Mais voilà : au-delà de ces quelques individus, très minoritaires, ce bidonville abritait des familles que je connaissais depuis des années, dont les enfants étaient scolarisés – et très bien scolarisés – dans les écoles de Bobigny. Mais voilà : ce bidonville était le lieu de vie – le seul lieu de vie – de jeunes mamans, de vieilles personnes très malades, d’adorables petits enfants qui auraient dû rejoindre les bancs de l’école l’année prochaine.

 

Une machine à broyer que rien n’arrive à arrêter

 

Le Tribunal de grande instance de Bobigny avait ordonné le 1er décembre 2014 l’évacuation du bidonville, en donnant un délai jusqu’à la fin de l’année scolaire.

 

A partir d’une semaine avant l’expulsion la police est passée tous les jours sur le terrain pour prévenir les familles de l’expulsion prévue le mardi 21 juillet au matin.

 

Lundi 20, j’ai pu échanger avec les policiers demandant aux familles de faire leurs bagages, les prévenant que le lendemain ils n’auraient pas le temps de rassembler leurs affaires.

 

La sénatrice Aline Archimbaud a eu le sous-préfet Normand au téléphone pour lui demander d’appliquer la loi de mise à l’abri des personnes. Il lui a affirmé qu’il ferait le point avec le préfet Galli.

 

Mardi 21, avant l’arrivée de la police, il restait une cinquantaine de personnes sur le terrain, les autres étant partis les jours précédents. Une trentaine de militants étaient présents : merci à eux, vraiment.

 

Les familles aidées par les volontaires de RomCivic (un projet des Enfants du Canal) essayaient de joindre le 115. Leur coordinatrice a parlé avec une personne du 115 pour lui expliquer la situation. Celle-ci lui a demandé de ne plus appeler le temps qu’elle contacte la DRIHL (Direction Régionale et Interdépartementale de l’Hébergement et du Logement) pour savoir si des solutions de mise à l’abri étaient prévues. 15 minutes plus tard le 115 nous confirmait que la DRIHL n’avait rien prévu.

 

Vers 10h30 policiers et gendarmes mobiles sont arrivés, je dirais au moins 50. Le préfet Galli était là en personne et a beaucoup parlé avec la presse. Le préfet délégué pour l’égalité des chances, M. Leschi, était également présent.

 

Des travailleurs sociaux pour ne rien faire

 

Des travailleurs sociaux mandatés par la DIHAL (Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement), censés trouver des solutions pour les cas d’urgence au dire du préfet, étaient présents. Ces trois travailleurs sociaux attendaient patiemment au côté des CRS et ne voulaient parler qu’à un autre travailleur social… Si nous n’étions pas intervenus ils n’auraient rien fait !

 

Ils m’ont demandé de leur signaler les cas les plus fragiles. Ils n’avaient absolument rien à proposer si ce n’est de piocher dans les hébergements du 115. Le seul message qu’ils m’ont fait passer est qu’il fallait se dépêcher (sic) et que plus je donnais de noms moins de personnes seraient prises en charge.

 

Ils ont recensé quelques cas particulièrement graves : une femme célibataire enceinte de 7 mois et sa grand-mère malade, deux couples avec des enfants en bas âge, un couple âgé en très mauvais état de santé. Ils ont refusé de me donner leurs coordonnées, j’ai donc donné les miennes pour faire le lien avec les familles contre la promesse de leur appel.

 

Tiraillé entre le sentiment de faire le boulot de sélection à leur place et la volonté d’aider les personnes les plus vulnérables présentes au moment de l’évacuation, j’ai joué le jeu avec un pragmatisme qui me rebute.

 

Un après-midi d’errance, la nuit dans le parc de la Bergère à Bobigny

 

La police a poussé les personnes restantes le long de la rue de Paris jusqu’après le pont sur le chemin de fer pour, je cite, éviter les suicides. Grâce aux volontaires de RomCivic et à une bénévole la vingtaine de personnes restante, dont 7 enfants, ont pu manger et se reposer dans le parc de la Villette. Pendant ce temps-là la coordinatrice de RomCivic a téléphoné au SIAO 93, au SIAO urgence, au SIAO famille, etc., sans aucun résultat.

 

J’ai réussi à joindre le 115 du 93. Ils m’ont confirmé que la DRIHL avait bien transmis la liste faite le matin. Mais voilà : contrairement à ce que j’avais compris le matin, les familles n’étaient absolument pas prioritaires, simplement inscrites au 115 comme après un simple appel téléphonique.

 

Aux alentour de 17 heures nous avons expliqué aux familles que nous n’avions plus rien à leur proposer, si ce n’est d’attendre l’éventuel coup de fil du 115 pour les personnes listées. Elles ont choisi de rejoindre la quinzaine de personnes qui a passé la journée dans le parc de Bobigny. Je les ai quitté après19 heures, ils s’apprêtaient à y passer la nuit.

Une intervention de la DRIHL très efficace

Une seule famille a obtenu un hôtel à 20 heures, aucunement du fait de l’intervention de la DRIHL, mais simplement à la suite de leur hébergement précédent.

La femme enceinte, le couple de personnes âgées et la famille avec enfants de 2 et 3 ans ont dormi dehors aux côtés d’autres familles qui étaient parties avant que nous apprenions la présence de la DRIHL lors de l’expulsion.

Une trentaine de personnes a dormi dehors, une dizaine d’autres dans leur voiture. D’autres auraient rejoint un bidonville à Montreuil.

Ai-je eu tort d’avoir cru à la DRIHL ? Entre les CRS, les caméras et les bulldozers la discussion n’a pas laissé beaucoup de marges.

Une logique punitive

Dans des conditions aussi difficiles que celles qu’ont connues les habitants de la Folie il se trouve toujours quelques individus pour profiter de l’absence de loi et la détresse. Mais qui est responsable de cette absence de loi et de cette détresse ? Qui n’a rien fait pendant quatre ans pour anticiper et éviter ce désastre annoncé ? Le délabrement qu’accompagne l’extrême misère est-il une raison suffisante pour manquer d’une façon si cynique à l’obligation de mise à l’abri qu’incombe à l’État ?

Je pense pour ma part à I., dont les progrès à l’école avaient été si remarquables ; à M., qui devait aller et n’ira pas à l’école l’année prochaine ; à tant d’autres au destin brisé une fois de plus, et dont l’errance va se poursuivre dans des conditions encore plus déplorables. Dans le contexte d’une politique si clairement destructrice poursuivie par les pouvoirs publics, à quoi sert au bout du compte mon travail ?

24 juillet 2015

Source: Les invités de Mediapart