La SNCF pourrait devoir verser jusqu’à 160 millions d’euros en indemnités à ses anciens employés lésésLa SNCF a été condamnée à verser de très importants dédommagements à des centagines de travailleurs marocains, venus en France dans les années 70 mais privés du statut de cheminot.
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Les chibanis de la SNCF n’avaient «aucune perspective de carrière»
C’est une victoire, tant sur le plan matériel que moral. La SNCF a été condamnée ce lundi pour discrimination envers plusieurs centaines de Chibanis marocains, embauchés dans les années 1970 mais employés pendant des décennies sous un statut dérogatoire à celui, plus protecteur, de cheminot.
Qu’a décidé le conseil des prud’hommes de Paris ?
832 personnes avaient déposé des recours, estimant avoir été bloquées dans leur carrière et lésées à la retraite. Seules une vingtaine d’entre elles ont été déboutées, elles devraient d’ailleurs faire appel de la décision. Les autres ont eu gain de cause. La justice a condamné la SNCF à leur verser des dommages et intérêts allant de «150 000 à 230 000 euros», selon Abdelkader Bendali, un professeur de droit marocain qui assiste les plaignants. Au total, estime-t-il, l’entreprise ferroviaire pourrait mettre la main à la poche à hauteur de 160 millions d’euros. Celle-ci, dans un communiqué, s’en tient à sa ligne de défense : «Dans cette affaire, née il y a 45 ans, SNCF a respecté les dispositions légales en vigueur.» L’entreprise aura un mois pour faire appel lorsque les décisions auront été notifiées individuellement.
Qu’est-ce qui posait problème ?
Dans les années 70, la SNCF, comme bon nombre d’entreprises françaises, recrute d’importants effectifs de «MOI», de la main-d’œuvre immigrée. Entre 1 000 et 2 000 travailleurs marocains arrivent en France, avec un statut de «stagiaires détachés». Si les salaires sont bien plus élevés qu’au Maroc, les pensions de retraite, elles, restent indexées sur le niveau de leur pays d’origine. Avec le temps, la terminologie de ces hors-statut évolue : l’auxiliaire devient auxiliaire permanent, contractuel, puis «PS-25».
Mais dans les textes, cette main-d’œuvre immigré demeure employée des chemins de fer marocains. Conséquence : seulement 12% de leur salaire brut est versé en cotisations à la caisse de retraite, contre 32% pour un cheminot français. «Cela représente 20 à 25% du salaire brut qui n’est pas versé, sur quarante ans de carrière. Faites le calcul…», glisse Abdelkader Bendali.
«L’autre problème flagrant, ajoute Bendali, c’est le blocage des carrières dont ont été victimes ces travailleurs.» Privés de formation continue ou d’accès aux concours internes, ils ont pendant des années été cantonnés à des fonctions subalternes. A l’AFP, Abdelhadi Fedfane, 66 ans, entré comme contractuel en 1974, a raconté avoir passé sa carrière «dehors, sur les voies» : «On formait les jeunes mais on restait auxiliaires, ils nous disaient « Vous n’avez droit à rien », ça cassait le moral.»
Que signifie cette décision ?
Maryse Tripier, professeur émérite de sociologie à l’Université Paris Diderot, salue l’aboutissement (provisoire ?) d’une lutte de 15 ans, «longue et pacifique». «Cela peut ouvrir la voie à d’autres actions de groupe de la part de salariés étrangers victimes de discrimination», dit-elle. «Tous les travaux de recherche l’ont montré : la main-d’œuvre immigrée a été considérée comme une simple force de travail. Elle n’avait aucune perspective de carrière.»
Dans les années 70, la France vit encore dans l’illusion d’une immigration provisoire, qui finira par rentrer au pays. «Il n’y avait aucune vision d’avenir, on n’imaginait pas que ces gens puissent se marier et élever des enfants en France», ajoute Maryse Tripier. Pour elle, les discriminations de ce type étaient courantes à l’époque : «Dans l’automobile, le bâtiment, il n’existait certes pas de statut différencié pour les travailleurs étrangers, mais ils restaient manœuvres ou OS toute leur vie.»
21 septembre 2015
Source: Liberation.fr