Les associations sont de plus en plus un intermédiaire entre les citoyens et l’Etat.
Un article de Xavier Molénat (28 mai 2015)
L’accès au droit, en particulier pour les plus démunis, est souvent une bataille ardue. Les associations militantes ont souvent joué un rôle majeur dans ce combat, en accompagnant les requérants dans leurs démarches et en contestant les décisions (ou non-décisions) arbitraires ou injustes prises par la puissance publique. Deux enquêtes récentes montrent cependant que ce rôle contestataire semble s’estomper, les associations se pliant de plus en plus aux exigences des administrations publiques avec qui elles sont en rapport et dont elles deviennent en quelque sorte les premiers guichets.
Portrait du militant en fonctionnaire
Mathilde Pette décrit ainsi le fonctionnement d’une commission mise en place au sein d’une préfecture du Nord de la France pour permettre le réexamen des situations administratives d’étrangers sans papiers, et l’éventuel octroi d’un titre de séjour à titre « humanitaire » ou « exceptionnel » . Mise en place suite à une série de grèves de la faim entamées par les sans papiers et leurs soutiens, cette commission réunit, outre des hauts fonctionnaires, des représentants d’associations… Ces dernières peuvent y présenter et transmettre les dossiers de demandeurs de titres de séjours dont elles souhaitent le réexamen. Le travail militant « ressemble alors à s’y méprendre à du travail administratif », selon M. Pette. Les dossiers sont en effet construits conformément aux instructions de la préfecture (liste de pièces à fournir), et présentés de façon standardisée, les argumentaires étant le plus souvent épurés d’arguments trop « politiques ». Les représentants de l’Etat pressent de toute façon pour que les militants ne s’y étendent pas (« allez à l’essentiel », « venons-en aux faits directement »).
Entre l’Etat et son public
Une telle bureaucratisation du militantisme s’observe également au sein des associations favorisant l’accès au Droit au Logement Opposable (DALO), qu’a étudiées Pierre-Edouard Weill. Les professionnels du droit (juristes, avocats) tendent à y prendre une place prépondérante, laissant à d’autres le « sale boulot » d’accueil et d’information des demandeurs (« On n’est pas des assistantes sociales ! »). Les juristes, pour qui ce travail constitue souvent une première expérience professionelle, « partagent (…) le credo selon lequel l’examen d’une situation se limite à la lettre de la loi » et à sa mise en forme juridique en vue d’un traitement administratif efficace. D’ailleurs, « les agents de l’Etat, les travailleurs sociaux des collectivités territoriales ou les guichetiers des offices HLM sont encouragés par leur hiérarchie à se décharger sur les plus institutionnelles d’entre elles pour activer la procédure de recours au DALO ». Dans les deux cas, les associations deviennent des intermédiaires entre les citoyens et l’Etat, qui tend à se délester sur elles d’une partie de son travail (« L’association est tenue de contrôler les photocopies des pièces produites et la complétude des imprimés et du dossier » des demandeurs de titre de séjour, précise ainsi un document de la Préfecture).
Des associations qui gagnent en efficacité…
Pour expliquer une telle évolution, plusieurs facteurs sont mis en avant par les deux chercheurs : externalisation croissante de l’action publique, juridicisation et individualisation de la vie sociale, complexification du droit, présence accru des spécialistes du droit parmi les militants, diffusion d’une « culture du résultat » au sein des associations… Selon M. Pette, « La position offensive des années 1970 s’est effacée au profit d’une position plus défensive. La défense des acquis sociaux, des emplois ou des individus occupe aujourd’hui la plus grande partie du temps et du travail militant. Par conséquent, les répertoires ont eux aussi changé (…) et la négociation semble privilégiée par les militants ». Cet enrôlement des associations semble en tout cas être garant d’une certaine efficacité : P-E Weil montre, statistiques à l’appui, que « les requérants soutenus par une association ont environ deux fois plus de chances de valider leur recours que ceux qui ont fait l’objet d’un simple suivi par un travailleur social » . De même, les associations qui participent à la commission préfectorale ont sur une période de deux ans réussi à faire régulariser, selon M. Pette, 772 personnes sur les 2281 dont elles ont défendu le dossier, soit environ une sur trois. Un taux qui aurait été beaucoup plus faible si elles avaient refusé de jouer le jeu.
… En intégrant les attentes de l’Etat
Mais cette efficacité a un prix : celui d’une sélection drastique des candidats défendus, pour ne retenir que les « bons », autrement dit ceux qui ont la plus grande chance d’obtenir une réponse positive de l’administration. « On ne fait pas un DALO pour tout le monde. Seulement si la situation correspond à l’un des critères de la loi », explique ainsi une bénévole. Dans le cas des sans-papiers, les candidats possédant une pièce « magique » tel qu’une promesse d’embauche ou un contrat de travail se voient donner la priorité ; à l’inverse, ceux arrivés récemment et n’ayant aucune attache sont mis en attente d’un changement de situation majeur. Une soumission aux critères bureaucratiques qui n’est pas sans susciter un certain malaise des militants : « J’ai parfois l’impression de faire le tri entre les bons juifs et les mauvais juifs », témoigne par exemple une militante de la Ligue des Droits de l’homme. Leur assimilation croissante à des administrations par les personnes qui requièrent leur aide fait également regretter à certains bénévoles la perte de l’articulation entre la défense des individus « au cas par cas» et les mobilisations collectives pour améliorer les droits de tous. Une dimension, semble-t-il, partiellement délaissée au cours des dernières années.
Mathilde Pette Sociologie, Vol. 5, n° 4, 2014
Pierre-Édouard Weill, Sociologie du Travail, Vol. 56, n°3, 2014
28 mai 2015
Source : Alternatives économiques
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