Un article de Stéphane Aubouard dans L’Humanité
À Bruxelles, on n’aime pas mettre les choses à la lumière du jour. Surtout quand il s’agit de toucher au matériau humain. On en avait déjà eu un avant-goût dans la manière dont les Tafta (traité transatlantique de libre-échange) et autre Tisa (accord sur le commerce des services) avaient été « travaillés » en sous-main par les technocrates des deux rives de l’Atlantique. On le découvre maintenant concernant le terrible et douloureux problème des migrants qui viennent s’échouer sur les rivages de la Méditerranée… ou, pire encore, y demander asile. Pas de chance, le groupe parlementaire de la Gauche unitaire européenne-Gauche verte nordique (GUE-GVN) a eu l’heur de surprendre un « non paper » (document non officiel), signé de la main du ministre de l’Intérieur italien, Angelino Alfano, et présenté à Bruxelles, en marge du Conseil justice affaire intérieure (JAI) du 16 mars dernier, à ses collègues français, espagnols et allemands.
Les deux pages de ce document sont déclinées en 14 points. Les 5 premiers – sous couvert d’exigence humanitaire (rappel de la situation, manque de moyens, tragédie humanitaire, etc.) – sont là pour amener l’idée phare qui apparaît dès le sixième point : « Nous devons faire le plus d’efforts possibles pour prévenir le départ de migrants des rives sud de la Méditerranée. »
L’esprit de la mission « Triton » plane donc sur Bruxelles. Cette mission, conduite par l’agence Frontex, a en effet remplacé le programme « Mare Nostrum » déployé par l’Italie au lendemain du naufrage de Lampedusa, le 3 octobre 2013 (500 victimes). Il ne s’agit plus de sauvetage en mer des migrants, mais de surveillance de frontières maritimes. Et pour « prévenir ces migrations illégales », le ministre italien a littéralement imaginé d’externaliser la problématique sur l’autre rive de la Méditerranée. Aussi le texte évoque-t-il la création de nouveaux centres de réception de réfugiés qui seraient basés en Afrique du Nord… Ce qu’a d’ailleurs confirmé Dimitris Avramopoulos, l’ancien ministre des Affaires étrangères grec du gouvernement pro-troïka d’Antonis Samaras et nouveau commissaire aux Migrations et aux Affaires intérieures de Jean-Claude Juncker : « J’ai l’intention d’aller visiter la Tunisie, l’Égypte et le Maroc dans le but de créer une zone de sécurité dans cette région. » Le Soudan et le Niger seraient aussi ciblés. Une bonne occasion pour le président soudanais, Omar El Béchir, seul président en exercice sous le coup d’un mandat d’arrêt international pour crime contre l’humanité et crime de génocide commis au Darfour, de se refaire une image « humaniste ».
L’Égypte et la Tunisie pour faire la police des mers
Toujours d’après le texte, cette barrière anti-migratoire serait sous la responsabilité de l’UNHCR (Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies) et de l’IOM (International Organisation for Migration), « pour qu’ils pourvoient aux pays tiers leurs compétences et leur expertise dans le champ du management des flux migratoires, les procédures de protection internationale, l’assistance aux personnes vulnérables et le retour des migrants irréguliers dans leur pays d’origine ». Cette dernière assertion est un véritable non-sens lorsqu’on parle de populations désespérées qui, la plupart du temps, fuient des pays (Érythrée, Somalie, Libye, Syrie) au sein desquels – si ce n’est pas le chaos – la violence économique et sociale règne.
Mais ce n’est pas tout, le ministre de l’Intérieur italien presse aussi ses homologues européens de trouver de l’argent pour aider les gouvernements tunisien et égyptien à se pourvoir d’une marine apte à secourir les migrant-e-s près de la Libye et à les ramener chez eux. En mettant sur le dos de pays tiers la responsabilité du déséquilibre géopolitique de la région, dont l’Europe n’est pas la dernière responsable, une telle directive et son idéologie latente montrent par ailleurs le manque de volonté totale des États membres de créer des voies sûres d’accès à l’Union européenne, notamment pour les demandeurs d’asile. Federica Mogherini, chef de la diplomatie, a d’ores et déjà affirmé que le texte serait étudié de près par les personnes idoines.
« Mare Nostrum », un exemple italien non suivi par l’UE « Mare Nostrum », opération menée par la marine militaire italienne, a été mise en place le 15 octobre 2013, deux semaines après le drame de Lampedusa. Cette mission a permis de sauver plus de 120 000 migrants naufragés venus des côtes africaines. Le 9 octobre 2013, le Conseil des ministres italien avait débloqué 190 millions d’euros pour garantir aux réfugiés un accueil digne en Italie. 20 millions d’euros avaient aussi été débloqués pour prendre en charge les enfants mineurs. Une politique humanitaire efficace remplacée par la mission « Triton », menée par l’agence Frontex, financée par l’UE et fondée sur la surveillance des frontières.
Source : L’Humanité
Voir aussi : Calais : un traitement humanitaire-sécuritaire des migrants