Expulsés du 73, rue du faubourg Saint-Antoine, les chibanis se rebiffent
Le Monde.fr | 09.02.2015 | Par Maryline Baumard
Layachi Aït Baazig a placé ses valises à portée de main. « S’il faut partir vite… c’est plus prudent », murmure-t-il en réchauffant un café sur sa petite plaque électrique. Toute sa vie de migrant et celle de son colocataire, Saïd Allouche, tiennent entre le frigo et les deux petits lits ; dans les 20 mètres carrés de la chambre 32 qu’ils partagent depuis des années, au 73, rue du faubourg Saint-Antoine, à Paris.
Les trente-trois chibanis, des retraités originaires du Maroc pour la plupart, hébergés dans cet hôtel meublé délabré se battent pour éviter l’expulsion : l’immeuble doit être démoli. Comble de malchance, leur logeuse a quitté le navire à l’automne avec un an de loyers, après leur avoir caché pendant des mois qu’ils allaient être mis à la rue.
Dans la chambre de Layachi Aït Baazig et de Saïd Allouche, le superflu n’est jamais entré. Les quatre valises suffiront bien pour ranger les deux vies, le jour où il faudra déménager. Pourtant, aucun des deux hommes ne veut partir. A 75 et 81 ans, ils disent n’avoir plus le courage de quitter cette pièce dont ils partagent les 520 euros de loyer mensuels. Leurs peaux tannées, leurs rides creusées, racontent les parcours d’ouvrier qu’ont mené ces Berbères venus dans les années 1970 « pour travailler à l’usine »…
Layachi et Saïd demandent peu. De leur petite retraite, ils s’accommodent. De leur double vie, entre ici et là-bas, ils font leur affaire. Mais ce qu’ils voudraient, eux et les autres, c’est rester dormir longtemps encore dans les chambres au lino usé de leur immeuble sans douche. Ils tiennent à cette adresse où un de leurs amis, Fraoun Ahmed, a emménagé le 5 mai 1968. Saïd, lui, s’est installé en 1993, après avoir vu tomber les murs de son précédent meublé. « On avait fermé mon hôtel du 195, alors je suis venu là», raconte le vieil homme, fataliste.
« On ne peut pas se laisser faire »
Et voilà que le même scénario se prépare au 73. Mais pour la première fois de leur vie, ces vieux messieurs se rebiffent. Mardi, les locataires vont se rendre comme un seul homme au palais de justice, pour demander des comptes à leur logeuse. « On assigne la gérante qui a empoché nos loyers avant de disparaître et ne nous a pas prévenus que la société propriétaire des murs demande qu’on parte depuis 2013… On ne peut pas se laisser faire à nos âges », lâche un des leaders du groupe.
La vie au 73 a commencé à dérailler cet été, quand la gérante des lieux les a priés de faire leurs valises. Propriété de la Société immobilière de Seine, le 73 doit être détruit. Le tribunal de grande instance en a décidé ainsi le 26 juin, mais elle demandait depuis quelque temps que tout le monde parte et les locataires n’en savaient rien.
« Avant, on avait chacun nos vies. On se saluait dans l’escalier, mais rien de plus», raconte l’un d’eux. « Quand on a reçu la procédure d’expulsion, on a décidé de ne pas se laisser faire. On a toujours payé nos loyers, on continue de verser de l’argent pour entretenir l’immeuble, on a tous des papiers en règle… », résume Layachi Aït Baazig dans les trois mètres carrés de la petite salle du gardien qui sert de local de réunion. Avec l’aide de l’association Droit au logement (DAL), les hommes se sont constitués en association. Depuis, ils jouent collectif. Il y a ceux qui racontent leur vie aux médias, conscients que leur histoire et leur âge plaident leur cause…
Un des jeunes du groupe vient, lui, de se former à la sécurité incendie pour répondre aux exigences de la préfecture de police. Il y a urgence à contrer la préfecture car, depuis fin décembre est affiché un « arrêté d’interdiction immédiate d’habiter », qui fait planer le risque d’une expulsion à tout moment. Trêve hivernale ou pas.
Cette crainte a fait monter l’angoisse d’un cran chez les chibanis. Sur les trente-trois locataires, majoritairement Berbères d’Algérie, dix sont même repartis au bled pour ne pas vivre l’humiliation suprême d’être jetés à la rue. Les autres se battent pour qu’on reloge tout le monde. Peu à peu des propositions arrivent. « On aimerait qu’ils puissent rester dans ces murs. Comme ça s’est fait avec les locataires du 25 rue Morand dans le 11e arrondissement. Le meublé est devenu un hôtel social où on a réinstallé les locataires précédents », rappelle Jean-Baptiste Eyraud, le président du DAL qui les soutient, veut leur éviter d’être séparés, envoyés en banlieue.
Quitter le quartier serait un déracinement. « J’ai mes repères ici. Je ne suis plus tout jeune. Mon médecin est à quelques rues et on a le marché aussi », résume Saïd Allouche. Saïd aime le marché Alligre. Il va y humer les épices et les olives qui lui rappellent sa vie d’avant. Les plus courageux marchent encore jusqu’à Barbès, voire jusqu’au très cosmopolite marché de Montreuil, de l’autre côté du périphérique. Parce qu’un marché aux mille couleurs c’est un peu de Méditerranée à Paris. Et puis il y a les cafés du coin, « là où on voit les amis, où on discute politique »…
Pour eux, traverser Paris à 80 ans serait une deuxième migration. Presque aussi difficile qu’une traversée de la Méditerranée à 20 ans.