Depuis 18 mois, le tribunal de Meaux a délocalisé ses audiences du JLD (juge des libertés et de la détention) dans une annexe située au Mesnil-Amelot. Symbole de la justice désincarnée, ce tribunal, qui statue sur la liberté des étrangers en instance d’éloignement, est loin de tout sauf du centre de rétention administrative et de l’aéroport.
Le policier tape au carreau, M. Luiz se lève. Il sort du dépôt où il s’ennuie avec une dizaine d’autres sans-papiers, puis pénètre dans la minuscule cellule format garde à vue, dédiée à l’entretien. Il porte encore ses habits d’ouvrier et affiche un air inquiet. Son avocat Bruno Vinay détend tout de suite l’ambiance : « Vous avez un bon dossier, j’ai trouvé l’erreur, ça va aller vite. » M. Luiz se décrispe et explique les conditions de son interpellation. Quelques notes rapidement griffonnées et les deux filent – séparément – à l’audience.
Bruno Vinay a décelé trois moyens de nullité qu’il plaide une heure plus tard devant le juge des libertés et de la détention (JLD) de l’annexe du tribunal de grande instance (TGI) de Meaux, sise au 10, rue de Paris, Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne). Un tribunal dans un village de 800 habitants, tout près des échangeurs de Roissy, opportunément signalé par une plaque du ministère de la justice. Le portail est fermé par une lourde chaîne en raison du plan Vigipirate en alerte attentat. Il faut le pousser et s’infiltrer par cet interstice, traverser un petit parking désormais condamné, pour accéder au bâtiment.
Ils sont une petite douzaine de sans-papiers ce samedi matin, plus encore l’après-midi, à défiler à la barre d’une salle exiguë. Un magistrat en costume de ville et une greffière débordée sur sa droite, qui fait des allers-retours avec son bureau qui jouxte l’arrière de la salle d’audience. Elle doit traverser l’enclos du public, douze places assises, séparé du prétoire par une grille verte. La porte à battant qui permet d’y accéder pollue l’audience, à chaque fois qu’on la pousse, d’un tintamarre lancinant, sous l’œil las de deux agents de la police aux frontières (PAF). Les avocats de la défense et de la préfecture – en robe – s’affrontent à leur pupitre, à coups de nullités extraites du code des étrangers (CESEDA). Deux Roumaines, un Brésilien, un Haïtien, un Sri Lankais, un Tunisien, un Ivoirien, un Malien et un Géorgien devenu apatride depuis que son village natal est passé sous contrôle abkhaze. Et M. Luiz., qui est péruvien. Huit sont libérés, dont les deux clients de Bruno Vinay. En moyenne, c’est un peu moins de la moitié.
Cet avocat de 39 ans, inscrit au barreau de Seine-Saint-Denis, ne fait que du droit des étrangers. Il s’est même ultra spécialisé, depuis 5 ans, dans le contentieux de la rétention : le triptyque tribunal administratif (TA), JLD, cour d’appel. Melun, Mesnil-Amelot, Paris (chambre 35 bis, pôle 2 chambre 8). « Je libère 90 % de mes clients – moyenne sur 3 ans – à un moment où un autre de la procédure », assure-t-il. La phase JLD au Mesnil-Amelot, qui intervient après l’audience administrative devant le TA de Melun, est la plus déshumanisée. « C’est de la pure procédure, l’objectif est de trouver des nullités dans le dossier des personnes retenues et de prouver qu’elles font grief. Et alors le JLD est obligé de les libérer », explique Bruno Vinay. Depuis qu’il pratique ce contentieux, il a listé une centaine de nullités qui peuvent faire grief. « Il y a beaucoup de garanties légales qui encadrent cette procédure et les policiers et gendarmes font beaucoup d’erreurs », explique-t-il.
CRA, tribunal, aéroport
Ses clients sont des sans-papiers interpellés un peu partout en France. Acheminés au centre de rétention administratif (CRA) du Mesnil-Amelot, ils sont les usagers d’un service public unique en France, puisque le tribunal – qui jouxte l’aéroport – est sur le même site que leur lieu de rétention. Celui-ci est composé de deux CRA de 60 personnes chacun, judicieusement baptisés CRA 2 et CRA 3, puisque le CRA 1, situé un peu plus loin, a été fermé car trop vétuste. Les deux CRA sont composés de longs baraquements de faible hauteur afin que les hauts grillages coiffés de barbelés les dépassent franchement. Des haut-parleurs sont accrochés un peu partout dans les cours. Entre deux baraquements, un petit toboggan jaune rappelle que, malgré les remontrances (V. Dalloz actualité, 30 janv. 2012, obs. C. Fleuriot ) de la Cour européenne des droits de l’homme, on y trouve encore des enfants (18 au CRA 2 en 2014). Une fois retenus, les sans-papiers peuvent être expulsés à tout moment, via l’aéroport de Roissy, dont on devine les pistes de décollage derrière les champs de betteraves.
Mais, pour éloigner ces personnes, la préfecture a besoin de temps et la loi précise que la rétention ne peut excéder cinq jours sans l’autorisation d’un juge. Or le flux important de personnes à éloigner et les formalités administratives rendent souvent impossible d’y procéder dans ce court laps de temps. « Il faut obtenir un laissez-passer auprès du consulat si la personne n’a pas de passeport, ce qui peut prendre du temps. Souvent aussi, les retenus refusent de prendre un vol et dans ce cas les agents de la PAF n’insistent pas : ils ont trop peur du scandale », détaille Bruno Vinay. La préfecture demande alors la prolongation pour un délai de 20 jours, qui peut être renouvelé une fois pour une rétention maximum de 45 jours.
Dès 9 heures du matin, les avocats s’échinent dans la salle de permanence à trouver des nullités dans des dossiers qu’ils effeuillent à grande vitesse. Soudain : « Y a pas les réquisitions du procureur ! ». Apparemment, Bruno Vinay vient de chiner une nullité imparable, « dans une procédure gendarmerie en plus, les plus rigoureuses », précise-t-il. L’avocat de permanence, Me Bogos Boghossian, décèle également des irrégularités mais, dans le doute, demande parfois confirmation à Bruno Vinay, devenu une référence dans ce contentieux. Pour chaque dossier, ils transmettent leurs moyens à leurs adversaires de la préfecture, qui travaillent autour de la même table. Dans ce contentieux, défense et « accusation » sont hermétiques, on ne passe qu’une fois de l’un à l’autre. Et encore, il faut respecter un délai de carence de plusieurs mois.
Les retenus du matin attendent déjà au dépôt, dont M. Luiz. Très tôt, ils ont été transbahutés de leur CRA au tribunal. Pas plus d’une encablure, 30 secondes dans une fourgonnette qui longe les baraquements, puis une caserne de CRS. D’une cellule l’autre, les voilà au tribunal.
Les nullités, rien que les nullités
Me Boghossian va justement s’entretenir avec deux Kosovars, une mère et son fils majeur. Il grimace : « Ça va être compliqué de sortir aujourd’hui, je ne vous le cache pas ». Ils ont déjà été prolongés par le même JLD et la cour d’appel a confirmé. Ils ont refusé un vol la veille mais le deuxième fils de la femme, jusqu’alors également retenu, a embarqué. « Je ne sais même pas s’il est arrivé au Kosovo, il est malade, je suis inquiète », confie la mère. Elle raconte sa vie de misère et les malheurs qui frappent sa famille mais l’avocat l’arrête tout de suite : « Ce juge ne regarde que les points de droit, il n’est pas compétent pour trancher le fond de la question. C’est le tribunal administratif qui examine le bien-fondé de la procédure d’éloignement ». « C’est parfois difficile de leur expliquer qu’ils doivent se taire et laisser leur avocat faire du droit », confirme Bruno Vinay.
L’audience JLD est le royaume du CESEDA – parfois du code de procédure pénale. Une fois dans le prétoire où le retenu a été conduit par la PAF depuis le dépôt attenant, son rôle se cantonne à ouvrir les débats par la déclinaison de son identité, et à les clore d’un classique « rien à ajouter ». Pour Frederico, argentin, Bruno Vinay a soulevé quatre moyens qu’il développe maintenant devant le juge Michel Revel, président de l’annexe. L’interpellation d’abord : effectuée en gare de Meudon-Val-Fleury, elle l’a été sur le fondement de l’article 78-2, alinéa 8, du code de procédure pénale, c’est-à-dire « dans les gares ouvertes au trafic international », ce qui n’est pas le cas de cette modeste station du RER C. Un contrôle au faciès maquillé par le mauvais article de loi. Ensuite, deux procès verbaux se contredisent, ce qui laisse planer le doute sur l’heure de l’interpellation. Troisième moyen : le procureur de la République de Nanterre n’a pas été notifié de cette mesure, qu’il n’a pu contrôler, ce qui équivaut à une privation de liberté arbitraire. Enfin, « et c’est typique de ce contentieux : on l’encourage à renoncer à ses droits – médecin, avocat – en lui promettant une sortie dans deux heures. Huit heures plus tard, il manifeste son mécontentement et veut exercer ses droits. On lui oppose son refus, puis on lui demande de signer son procès-verbal qui va l’envoyer en rétention. Il ne veut pas, l’agent ne note pas les raisons de ce refus en dépit de l’article 611-1-1 du CESEDA », assène Bruno Vinay. L’avocat de la préfecture répond point par point et la décision est mise en délibéré, avec les deux précédentes. Frederico est libéré mais restera retenu pendant un délai de six heures pendant lesquelles le parquet choisit ou non de faire appel – ce qui ne sera pas le cas ici. Les deux autres, un Ukrainien interpellé ivre au volant et un Tunisien qui sort de prison, voient leur retenue prolongée et repartent au CRA.
Les magistrats se relaient dans l’unique salle d’audience (l’autre est fermée à cause du plan Vigipirate) : quand l’un audience, l’autre délibère, et vice versa. Le tribunal tourne six jours sur sept, parfois jusqu’à minuit. Son ouverture, médiatisée en octobre 2013, a suscité une vague d’indignation, parmi les défenseurs des droits des étrangers. La justice sur le tarmac et sur le même site que le CRA, cela sonne un peu comme un tribunal dans une prison, la potence à proximité. L’appareil administratif insensible à la dignité humaine, qui poursuit son objectif chiffré, réduisant les coûts et accroissant l’efficacité. La CIMADE, l’ADDE (association pour la défense du droit des étrangers) et le GISTI avaient argué, lors de la première audience, de l’absence d’indépendance du tribunal par rapport au CRA : l’escorte empruntent une voie interne pour amener les retenus au tribunal. Et puis le défaut de publicité de l’audience, si loin de tout, effectivement peu accessible.
Justice must not only be done, but seen to be done
Ces arguments ont été rejetés par la cour d’appel de Paris. Pour l’avocat Christophe Pouly, qui n’a pas pratiqué le tribunal du Mesnil-Amelot mais fait figure de grand théoricien du droit des étrangers, on ne peut guère discuter les arguments de la cour, qui ne fait que du droit. « Est-ce scandaleux ? Il faut voir si le dispositif est efficient : des économies substantielles sont faites au niveau du service d’escorte mais qu’en est-il des primes de déplacement pour les magistrats, le fonctionnement du greffe, la construction des locaux ? Seul un futur audit de la Cour des comptes pourra nous le dire », analyse-t-il.
La justice est une administration régie par des règles, mais elle est aussi un symbole. C’est en cet aspect que réside le malaise : « On écarte tout le symbolisme dans ce genre d’audience : un magistrat sans robe qui rend des décisions dans un bâtiment sans âme perdu au milieu des champs et peuplé presque uniquement de policiers. On fait prévaloir le budget de la police sur les symboles de la justice. On ne se le permettrait pas si les justiciables concernés étaient français. Mais les étrangers ne votent pas, et les sans-papiers ne se voient même pas », expose Christophe Pouly.
La logique de performance libérale a pénétré la justice par le bas, c’est-à-dire par le CESEDA. L’avocat poursuit : « On est passé en 20 ans de 10 jours à 45 jours de rétention. Peu à peu, on s’est habitué à ce que les étrangers aient un régime d’exception. Par petites touches, on a créé un droit des étrangers autonome, en marge du droit commun. Cette délocalisation n’est que l’aboutissement d’une logique répressive ».
Le projet au départ était encore plus ambitieux : la salle d’en face devait accueillir les audiences administratives décentralisées. Mais les magistrats de Melun ont refusé d’audiencer si loin de leur base, aux confins de leur ressort. Le dispositif était presque parfait.
Julien Mucchiellile
13 avril 2015