Lettre ouverte du Collectif de Défense des Droits des Mineurs Isolés Étrangers aux représentants de la Direction de l’Enfance et de la Famille et aux élus du Conseil Départemental du Calvados.
Caen, le 22 mai 2015
Mesdames et Messieurs,
Le Collectif de Défense des Droits des Mineurs Isolés Étrangers regroupe des professionnels de la Protection de l’Enfance issus des différents établissements qui accueillent des mineurs étrangers. Il est également soutenu par des citoyens qui se sentent concernés par la situation de ces jeunes.
Nous vous adressons cette lettre suite à votre décision de réorienter collectivement les mineurs isolés que nous accueillons actuellement sans tenir compte de leurs situations individuelles.
Des enfants nous ont été confiés car ils étaient en danger et c’est pour cette raison que leur situation relève de l’article 375 du code civil relatif à la Protection de l’Enfance, lequel ne fait état d’aucune condition de nationalité.
Alors que la loi 2002-2 établit un droit à une évaluation et à une orientation individuelles des situations, le Conseil Départemental décide unilatéralement la réorientation collective d’un certain nombre de jeunes en raison de leur nationalité étrangère puisqu’il s’agirait de « faire de la place » aux jeunes français « de souche ».
Invoquant soudainement une autonomie supposément plus développée chez ces enfants que chez leurs pairs français, le Conseil Départemental considère que les mineurs isolés étrangers auraient moins besoin de protection et qu’ils pourraient se contenter d’un accompagnement « allégé ».
Ce n’est, en effet, pas faire injure à nos collègues de services tels que le SAMIE d’affirmer que, compte tenu du taux d’encadrement proposé (près de dix situations par éducateur et pas d’hébergement) et en dépit de leur investissement professionnel, il leur est très difficile d’offrir aux jeunes un accompagnement comparable à celui proposé en foyer éducatif.
L’argument de l’autonomie a tous les aspects d’un préjugé utilisé comme prétexte à faire des choix d’ordre ethnique et financier et il ne correspond pas à la réalité des situations individuelles que les équipes éducatives prennent en charge quotidiennement.
Nous rendons compte régulièrement aux autorités compétentes de nos observations, lesquelles sont censées éclairer leurs décisions d’orientation des jeunes. Aujourd’hui, le Conseil Départemental foule au pied cette pratique et arrête une décision a priori, sans même prendre la peine de recevoir individuellement les mineurs concernés pour recueillir leur parole.
Les mineurs isolés que nous accompagnons arrivent sur notre territoire désorientés, sans famille pour les protéger, ils ne maîtrisent pas notre langue et ignorent nos us et coutumes. Si beaucoup d’entre eux font de rapides progrès en français et suivent une scolarité ou une formation, c’est parce qu’ils sont activement et quotidiennement soutenus par des équipes éducatives suffisamment disponibles.
L’accompagnement en foyer éducatif favorise l’intégration de ces jeunes dans notre société et contrecarre les dynamiques de repli communautaire et autres « stratégies de survie » déviantes qui peuvent tenter des mineurs livrés à eux-mêmes dans des chambres d’hôtel ou des Foyers de Jeunes Travailleurs quand ils ne sont pas suffisamment préparés à cette prise d’autonomie.
Il y aurait également beaucoup à dire sur l’impact positif de la présence des mineurs isolés étrangers sur les groupes d’internat. Par leur comportement souvent conforme aux règles de la sociabilité, ceux-ci contribuent à l’apaisement des groupes et favorisent l’appréhension de l’altérité par les jeunes français, lesquels évoluent dans une société de moins en moins tolérante à ce sujet. Expliquée et vécue pédagogiquement par les équipes éducatives, cette rencontre entre personnes d’origines différentes ne donne pas lieu à un « choc culturel » mais à une confrontation des expériences et à une ouverture sur le monde bénéfique pour tous les jeunes.
Rappelons qu’une situation de danger ne se manifeste pas obligatoirement par des comportements inadaptés ou violents immédiats (cf la notion de prévention au cœur de la loi de 2007) et que les éducateurs sont tout-à-fait dans leur rôle lorsqu’ils accompagnent des mineurs étrangers arrivés seuls dans un pays qu’ils ne connaissent pas après un exil qu’ils n’ont pas choisi. Garder à l’esprit cette réalité permet aux éducateurs d’écarter sereinement les propos parfois insultants qu’ils ont pu entendre au sujet d’un supposé « confort » qui motiverait leur attachement à l’accompagnement de mineurs étrangers.
D’une part, la pratique éducative auprès de ce public demande autant de travail que pour n’importe quel autre, même si elle traite des aspects souvent moins violents des problématiques individuelles.
D’autre part, la mission des éducateurs ne consiste pas seulement à contenir la violence parfois manifestée par des jeunes d’origines diverses. Soutenir la scolarité, expliquer les choix et le fonctionnement de notre société, aider un jeune à se réaliser personnellement et en tant que citoyen, voilà ce qui constitue aussi le cœur de nos missions et de nos pratiques.
En clair, les professionnels de la protection de l’enfance, qui ont une personnalité, un cerveau et une formation, ne jugent pas leurs mérites à l’aune de la souffrance que supposerait l’exercice de leur métier en vertu d’une conception doloriste et surannée de l’action sociale.
Les mineurs isolés étrangers que nous accompagnons ont conscience de la chance qui leur est offerte de se bâtir un avenir et ils leur arrive fréquemment d’exprimer leur reconnaissance. « La France, c’est comme ça », déclarent-ils parfois en levant le pouce. Oui, la France, c’est « comme ça », nous défendons un modèle unique au monde de solidarité universaliste et ceux qui en bénéficient ne sont pas des profiteurs, ils le vivent et le réalisent concrètement : un jeune qui apprend une nouvelle langue, qui suit une formation et qui se prépare à contribuer à son tour au développement de notre société a sa place parmi nous. Ce phénomène n’est pas nouveau, la migration et l’intégration ont toujours caractérisé les sociétés ouvertes comme la nôtre.
Ajoutons cependant que, quand bien même un mineur étranger rencontrerait des difficultés durables à s’intégrer et ne correspondrait pas à ce tableau idyllique, nous lui devrions quand-même et sans condition notre protection au nom de la dignité humaine et de la loi.
Il est vrai que ce discours n’est pas dans l’air du temps puisque l’intolérance gagne aujourd’hui du terrain dans notre pays, certains arguant que notre situation économique ne nous permet plus d’accueillir les mineurs isolés sur notre territoire. Rappelons au passage à ceux qui parmi les intervenants de l’action sociale , nous reprocheraient l’angélisme de notre position face à l’âpre réalité des difficultés économiques (comme si un ventre qui a faim et un cerveau angoissé étaient des vues de l’esprit), que c’est à la réalisation du concept de solidarité à travers la constitution d’institutions (services spécialisés de l’état, des collectivités, établissements d’accueil) qu’ils doivent leurs postes et leurs salaires.
Puisqu’il n’est pas possible, sous peine d’être taxé d’idéalisme éthéré, de faire l’impasse sur les données chiffrées, voici quelques remarques à ce sujet.
La France a un solde migratoire stable depuis des décennies situé autour de 100 000 étrangers pour une population de 65 millions d’habitants, la population « native » augmentant pour sa part d’environ 200 000 habitants par an, contrairement à la plupart des autres pays d’Europe dont la fécondité est bien moindre. Nous occupons le cinquième rang européen en termes d’accueil des étrangers avec une immigration deux fois moindre qu’en Allemagne ou en Grande Bretagne.
Le nombre total de mineurs isolés est estimé dans notre pays à 8000 avec une répartition très inégale sur les territoires. Concernant le Calvados, environ 120 situations sont recensées, à comparer avec la population du département d’environ 688800 habitants. Nous arrivons donc à un taux de un mineur isolé pour 5740 habitants (sans compter les entreprises qui paient des impôts locaux). Voilà pour « l’afflux » qui menacerait dangereusement le fragile équilibre de nos finances.
Il est vrai que l’accueil dans le Calvados des mineurs étrangers isolés est coûteux : 3 millions d’euros par an sur un budget de 730 millions d’euros, dont 350 000 euros dus à l’accueil de mineurs en provenance de la région parisienne en vertu de la circulaire Taubira aujourd’hui abrogée par le Conseil d’É
tat.
la France demeure la sixième puissance économique du monde. Une puissance endettée qui tolère cependant entre 60 et 80 d’euros milliards d’évasion fiscale par an et qui choisit de mener une politique de redistribution des richesses très discutable compte tenu de ses résultats sociaux nuls.
Il est vrai que le Conseil Départemental n’est pas responsable de cette politique et que l’État lui transfère des responsabilités supplémentaires tout en réduisant son soutien financier. Aujourd’hui, on demande au collectivités territoriales de faire « le sale boulot » en les confrontant au dilemme cornélien consistant à augmenter les impôts, à s’endetter ou à renoncer à certaines de leurs missions.
Une autre voie consiste à répartir différemment le budget du département et à se manifester auprès de l’État pour qu’il assume ses responsabilités et, en l’espèce, un certain nombre de citoyens seraient prêts à vous soutenir.
Cependant et en tout état de cause, il appartient au Conseil Départemental de prendre ses responsabilités car même si nous voulons croire que vos convictions humanistes ne vous portent pas à mettre en œuvre une « préférence nationale », l’exclusion des mineurs étrangers en revêt fâcheusement l’apparence.
La DEF est, pour les mineurs étrangers, un refuge. Les équipes éducatives et les attachés territoriaux sont des personnes ressources en qui ils ont confiance. Nous ne pouvons pas les abandonner, nous comptons sur vous, ils comptent sur vous.
Le Collectif de Défense des Droits des Mineurs Isolés Étrangers
22 mai 2015
Source : site InfoMIE